Face à l’assemblée de l’UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens) qui fête son quinzième anniversaire, debout devant quatre microphones, Boumédiène tient fermement une feuille dans sa main. Quand les applaudissements se calment, il la lève jusqu’à ses yeux et lit : « Nous avons décidé à partir d’aujourd’hui de prendre 51 % des parts des sociétés françaises. »
Après une très courte pause, il reprend une octave au-dessus : « Deuxièmement, nous avons décidé de nationaliser le gaz algérien. »
Les applaudissements fusent, de stridents youyous sont même lancés par les quelques dizaines de femmes de l’audience. Les indépendances politique et économique viennent de se joindre. La joie et la fierté sont à leur comble. Les travailleurs viennent de prendre conscience qu’ils ont la primeur d’une information qui va bouleverser leur pays.
Ce 24 février 1971 est un « 1er Novembre économique ». Une nouvelle révolution est en marche, après quinze mois de négociations vaines avec la France, qui refusait obstinément de revoir à la hausse le prix du baril extrait des sous-sols algériens.
Le précédent accord pétrolier de 1965, signé entre les deux pays, prévoyait essentiellement la cogestion et l’investissement des sociétés pétrolières françaises de 50 % de leurs bénéfices dans la recherche. Or, durant ces cinq années, aucun nouveau gisement n’a été découvert, aucun nouveau puits n’a été foré ! À tel point que la CFP (Compagnie française du pétrole) est rebaptisée « Cannot Find Petrol » par les cadres algériens anglophones de la Sonatrach.
En 1969, les chiffres parlent d’eux-mêmes : l’Algérie touche deux fois moins de royalties que la Libye du vieux roi Idriss. Les Algériens ont maintes fois prévenu la France. À l’occasion du troisième anniversaire du « redressement révolutionnaire », le 19 juin 1968, Boumédiène lance un premier message clair. Avec précision, il annonce qu’il souhaite équilibrer la coopération avec l’ancienne puissance coloniale : « La France a des intérêts en Algérie, l’Algérie a des intérêts en France. La majeure partie de la consommation française est importée d’Algérie. Cela rapporte aux bénéficiaires des dividendes énormes […]. Il incombe à la France de tenir compte, en contrepartie, de nos intérêts […]. Nous sommes, quant à nous, disposés à suivre la voie de la coopération sur cette base, et sur cette base seulement, afin de rester fidèles à notre option socialiste. »
Cependant, au mois de juin 1968, les Français se remettent péniblement de l’agitation du Quartier latin aux chaussées dépavées et se préparent petit à petit à partir en vacances. Les congés payés sont sacrés. Boumédiène attendra.
Début octobre 1969, Maurice Schumann arrive à Alger avec un programme chargé et ambitieux : rencontre avec Boumédiène, le ministre de l’Intérieur, le ministre de l’Éducation, le ministre de l’Énergie et des Industries, et le secrétaire général du ministère de la Défense. Il veut faire un tour d’horizon des problèmes en suspens, mais il n’est pas certain que ses dossiers soient à jour.
À sa sortie du bureau de Belaid Abdessalam, Maurice Schumann déclare : « La coopération pétrolière a un caractère exemplaire. La politique pétrolière algérienne se caractérise par une croissance des revenus pétroliers nettement plus rapide que la croissance de la production, et par l’essor de la Sonatrach, la société pétrolière algérienne, véritable empire industriel sans équivalent dans les autres pays producteurs. »
Quand Boumédiène demande officiellement l’ouverture des négociations sur le prix du baril, Maurice Schumann lui répond que cette demande est légitime et fondée juridiquement. La révision des prix est encore remise à plus tard. Visite importante, mais qui a raté l’essentiel. « Il repart d’Alger avec la conviction que l’accord pétrolier de 1965 n’est pas remis en cause et que ses interlocuteurs sont sensibles au grand dessein méditerranéen de Georges Pompidou. »
Toutefois, après ces trois jours de visite, Maurice Schumann emporte dans ses bagages le principe de la création d’une grande commission, qui se réunira, à l’échelon ministériel, au moins une fois par an, et alternativement dans chacune des deux capitales. Mais sans qu’aucune date soit fixée.
Plus lucide que son ministre des Affaires étrangères, Georges Pompidou n’a jamais exclu la possibilité d’une nationalisation des hydrocarbures par les Algériens. Dans un article du Monde publié le 26 mars 1971, plus d’un mois après sa réalisation, Philippe Herreman pose la question : « M. Pompidou n’a pas caché, à diverses reprises au cours des derniers mois, qu’il s’attendait que le gouvernement algérien prît une mesure de nationalisation des intérêts pétroliers français. Pourquoi n’a-t-il pas devancé la décision dès lors qu’elle paraissait inéluctable et tenté d’en prévenir, par un accord préalable, les conséquences ? À cette question, on répond en invoquant la très forte pression exercée par M. Guillaumat et, à son instigation, par la Direction des carburants, pour éviter que la France ne prenne les devants et n’accepte d’ouvrir le dialogue sur la nationalisation éventuelle. M. Guillaumat voulait gagner du temps et il ne pensait à aucun moment que Boumédiène pouvait réussir là où le Premier ministre iranien, Mohamed Mossadegh, avait échoué avec l’Anglo-Persian Oil Company (APOC). »
Ce même Pierre Guillaumat, PDG d’ERAP, le premier pétrolier de l’Algérie, se rend pour la première fois à Alger depuis longtemps, en juin 1970. Il s’entretient avec Boumédiène, qui sait qu’un autre grand chantre de l’Algérie française est assis en face de lui.
Le fils de l’ancien ministre de la Défense du général de Gaulle explique alors au président algérien que, en échange d’une attitude compréhensive sur la révision des prix, la France ferait un prêt pour financer l’effort industriel du jeune pays. Boumédiène l’écoute en sirotant son thé avant d’écourter l’entrevue. Sa décision semble être prise dès cet instant. À la réunion suivante du Conseil de la révolution, Boumédiène résume à ses camarades la proposition de Pierre Guillaumat : «Donnez-nous vos richesses et nous vous aiderons à vous endetter.»
Les préparatifs se mettent en place dans un cercle très fermé, celui de la Sécurité Militaire, et en tenant dans la plus totale ignorance presque tous les membres du Conseil de la révolution.
La bataille secrète du pétrole est déjà en marche. (partie 2 ici)
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