Lettre du président Bourguiba à Messali Hadj
Tunis, mars 1959
Mon Cher Camarade,
C’est avec un grand plaisir que j ’ai appris les mesures d’apaisement qui ont été prises par les autorités françaises et dont l’une t ’a rendu la liberté, sur le territoire français. Je suis persuadé que le contact avec la réalité algérienne, même vue de Chantilly, te permettra de voir les choses sous un angle nouveau et de reconsidérer certaines de tes positions.
Je ne sais si nos amis communs (J. Rous, Stibbe ...) t’ont transmis les idées et les conseils que je leur ai confiés à ton intention, toutes les fois que j ’ai pu causer avec eux de ton cas si douloureux et de la façon la plus courte d’y mettre un terme, en n’ayant en vue que l’intérêt du peuple algérien.
Je puis témoigner que la liberté de ce peuple a été le but de ta vie, que pour elle tu as tout sacrifié, que c’est toi qui il y a 33 ans, alors que toute l’Afrique du Nord était plus ou moins résignée à la domination française, que l’immense majorité des Algériens réclamaient le statut français, (que l’on appelait alors assimilation, que Ton désigne aujourd’hui par intégration) tu as été le premier à avoir affirmé l’existence de la nation algérienne et réclamé pour elle la souveraineté et l’indépendance.
L’histoire dira que tu as été le père du nationalisme algérien. Et malgré toutes les répressions, ton action a formé des milliers de militants éprouvés.
Or, ce sont ces militants formés à la rude école de l’Etoile nord-africaine, puis du PPA, puis du MTLD, qui constituent aujourd’hui l’armature du fln, les éléments de choc de I’ALN et l’immense majorité des commissaires politiques.
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Un formidable rassemblement de toutes les forces vives, de tous les éléments valables, c’est-à-dire décidés à lutter jusqu’à la victoire, s'opérera au sein du peuple algérien qui a pu de la sorte réaliser le miracle de tenir [en] échec depuis plus de quatre ans, avec l’aide inconditionnelle des deux peuples frères, toutes les forces armées françaises. J’ai beaucoup regretté que ce regroupement ne soit pas fait autour de toi. Mais il serait tragique qu’il se réalise sans toi et plus tragique encore qu’il s’opère en définitive contre toi.
Ayant vu et senti tout cela par moi-même, je t’ai conseillé dès la première fois d’oublier (même pour un temps) les vieux griefs, les vieilles disputes et les vieilles exclusives devenues anachroniques ou ridicules et de rallier, d’une façon spectaculaire, sans réticence, le nouveau rassemblement qui avait le redoutable honneur de mener le terrible combat de l’indépendance de l’Algérie.
…..
Il y a 12 ans, en 1947, dans une lettre secrète datée du Caire parue dans mon ouvrage la Tunisie et la France, j’avais adjuré Ferhat Abbas «de faire bloc avec Messali».
Je n’avais vu que l’intérêt du peuple algérien. Aujourd’hui encore, n’ayant en vue que cet intérêt, je te renouvelle mon adjuration de rallier, non la personne de Abbas, mais le FLN et tous les moudjahidines qui, sur le sol de la patrie, mènent le combat de la liberté.
Je suis sûr que le peuple algérien retiendra ce geste du premier et du plus grand moudjahid algérien, comme une contribution décisive à la victoire finale de l’Algérie.
Pour moi, qui connaît le prix des sacrifices d’amour-propre pour avoir eu souvent l’occasion d’en faire durant ma vie de militant, puis de responsable, je tiendrai cet acte d’abnégation pour plus méritoire devant Dieu que les longues années d’exil ou de prison qui ont été ton lot ici-bas.
Voilà, ce que j ’avais à te dire, c’est le conseil d’un frère et d ’un camarade de lutte dont tu connais la loyauté, le désintéressement et la lucidité. Fais le geste que je te demande. Je te jure que tu ne regretteras pas ...
Ce que je souhaite, c’est de voir inaugurer cette phase nouvelle de ta carrière (peut-être la dernière) par un geste qui s’inspire d’une grande élévation morale et de la véritable grandeur, un geste qui, en mettant fin à une situation pénible pour tous et dangereuse pour la patrie que tu as si bien méritée, c’est-à-dire à la tête du peuple algérien engagé dans la plus terrible épreuve de sa longue histoire, mais fermement décidé à réaliser cet idéal de liberté, de dignité et de justice que tu as été le premier à lui indiquer et sans lequel la vie ne vaut pas la peine d’être vécue.
Bien affectueusement,
Habib Bourguiba
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