Jacques Pâris de Bollardière |
Bataille d'Alger. Bataille de l'homme
Général Jacques de Bollardière
Biographie [telle que presentée dans le livre]
Jacques Pâris de Bollardière, soldat par tradition familiale, sorti de Saint-Cyr en 1930, reçoit le baptême du feu à Narwick et rallie la France libre à Londres. Il participe à tous les combats des F.F.L. et commande en avril 1944 la mission Citronnelle dans le maquis des Ardennes. En Indochine, il est à la tête des troupes aéroportées. Nommé général en 1956, il est envoyé en Algérie à sa demande.
Commandant du secteur Est de l’Atlas blidéen, croyant à la possibilité d'une politique de pacification, il refuse les conditions dans lesquelles est menée la guerre d’Algérie. Il demande à être relevé de son commandement et expose publiquement sa position, ce qui lui vaut d’être condamné à soixante jours de forteresse pour «atteinte à l'honneur des troupes qu'il avait sous ses ordres» !…
En 1972, à la suite des polémiques suscitées par le film de Pontecorvo La bataille d'Alger, le général de Bollardière réfute la version de Massu dans une réponse qui est celle d’un soldat de pure tradition, d’un esprit libre, à ceux qui pensent qu'il n’est pas de limites à la raison — ou à la déraison - d'Etat, comme à ceux qui, sous tous les régimes, participent à ce mal de notre époque: la dévaluation de l’humain. Ensuite, il contribue à de nombreuses initiatives inspirées par la volonté d’une bataille de l’homme, selon le beau titre de son livre.
Depuis, le général Massu a reconnu et regretté la torture. La vérité sur les crimes commis au nom de la France, sur le 17 octobre 1961, sur la mort de Maurice Audin, progresse.
Pour aider à un partage des mémoires de part et d’autre de la Méditerranée, faire entendre aujourd’hui cette grande voix s’imposait.
Chapitre 9 - L'Algérie dans l’impasse
En juillet 1956, dès mon arrivée à Alger, je sentis que la situation était beaucoup plus grave encore que je ne l'avais supposé depuis la France. Le désespérant processus amorcé depuis de longues années, l'incapacité à faire face aux interpellations d’un monde secoué par une fièvre croissante, allaient trouver ici leur aboutissement fatal. Et la crise ébranlerait les fondements mêmes de la nation.
À ma grande surprise, je découvre qu'il ne m'est pas possible de rejoindre immédiatement et de prendre sous mon commandement les brigades de rappelés de l’Armée de l'Air, déjà débarquées depuis plusieurs jours...
Ces garçons étaient arrivés en désordre, mal encadrés par des officiers aviateurs de réserve parfaitement valables sur le plan personnel, mais absolument ignorants du métier qu'on leur imposait. Ils avaient sans délai relevé, dans les postes des contreforts de l’Atlas Blidéen et dans la Mitidja, des unités opérationnelles qui leur avaient transmis, de but en blanc, d’écrasantes responsabilités. J'avais déjà entendu parler de Taoudgert, d'Hamam Melouane, de Sakamody, connu pour ses embuscades meurtrières. Le secteur était sous l'emprise de la Wilaya 4 active et mordante, que dirigeaient des jeunes chefs F.L.N. actifs et intelligents: Ramdane, Sidi Slimane. [il s'agit d'Abbane Ramdane et Slimane Dehiles dit Si Sadek, ndlr]
J'étais extrêmement inquiet de ce qui allait se passer et des premières réactions de nos jeunes rappelés. On me fit savoir qu'il me faudrait attendre huit jours à Alger avant de voir le général commandant en chef.
Ancien commandant de la réserve générale aéroportée en Indochine, et habitué à voir à n'importe quelle heure du jour et de la nuit le commandant en chef, si la situation était grave, je mesurais le peu de considération dont bénéficiaient ces troupes regardées comme secondaires. Elles qui pour moi représentaient la jeunesse, pleine de générosité, porteuse de l'avenir, mais inquiète et ignorante d'elle même, que la France nous confiait.
Mes premiers contacts avec l'Etat-Major furent plus décevants encore. On m'y expliqua du bout des lèvres qu'aucun moyen de Commandement n'était disponible et qu’il me faudrait trouver, dans les Brigades de l'Air elles-mêmes, des officiers de renseignements, de transmission, d'opération, des radios et tous les spécialistes nécessaires.
Je demandais aux officiers qui me recevaient s’ils parlaient sérieusement. D'interminables discussions s’amorcèrent... Je décidais de rompre au bout de quelques jours pour aller prendre d'urgence, sans aucuns moyens, la responsabilité d’une troupe abandonnée à elle-même dans la plus inquiétante conjoncture, avant qu'elle ne fût décimée, victime de son incompétence et de son manque d'encadrement.
J'avais utilisé ce séjour forcé à Alger pour m'installer en permanence aux terrasses ensoleillées du Saint-Georges et de l’Aletti, centres de tous les passages et de toutes les rencontres des officiers d'Algérie, et pour prendre contact avec le plus possible d'amis, officiers anciens d'indochine ou civils habitant depuis plusieurs années en A.F.N.
Ces entretiens multiples avec des gens très différents confirmèrent et précisèrent mes appréhensions, fondées sur mon expérience du maquis et de l’Indochine.
De longues conversations, au hasard des voisinages de table, avec des pieds-noirs de tous milieux et de toutes professions, me faisaient mesurer la gravité des menaces qui obscurcissaient leur jugement. Ils me racontaient, avec une animation toute méditerranéenne, leur enfance joyeuse dans ce pays où reposaient leurs morts, leur vie de travail souvent dure et incertaine, leurs parties de pêche à la pointe Pescade, leurs flâneries à la nuit tombée dans les rues lumineuses d'Alger. Ils m’exprimaient avec véhémence la confiance qu'ils plaçaient dans l’armée qui saurait mater sans merci les rebelles, en qui ils voyaient une bande d’assassins et de terroristes qui troublaient une population calme et paisible, indéfectiblement attachée à la France.
J'étais atterré en les écoutant. Comment les aider à prendre conscience de l’impasse que représentait la superposition, sans échanges réels, de deux communautés dont toutes les aspirations et tous les intérêts s’opposaient? Comment exiger d’eux une froide raison qui ferait s'effondrer douloureusement tous les rêves, tous les mythes dans lesquels ils endormaient leur crainte ?
L'ampleur des responsabilités qui allaient incomber à l’armée et aux hommes politiques apparaissait maintenant. L’Indochine m'avait hélas montré la pente sur laquelle peut glisser une nation qui n'a plus la force de s'attacher à la réalité.
J'avais acquis la conviction qu’il allait me falloir choisir: un choix déterminant et définitif entre la vérité et la force d'âme ou la facilité trompeuse et les lâches compromissions.
Beaucoup d'officiers que j'avais connus autrefois me parlaient à cœur ouvert de leurs propres inquiétudes. La guerre d'Algérie n’osait pas porter son nom et s'appelait officiellement opération de maintien de l’ordre. Les directives du ministre résidant étaient précises et paraissaient sans ambiguïté. Elles avaient pour titre, une fois encore, la pacification.
En fait, l’armée n’avait plus en face d'elle une autre armée dans une lutte où s’appliqueraient les lois classiques de la guerre. Elle avait à faire face à une communauté musulmane économiquement sous-développée, brûlante des fièvres de l'indépendance, remuée profondément par des chefs nationalistes que nos atermoiements avaient poussés à parier sur le pire et qui étaient parfaitement instruits des méthodes de la guerre révolutionnaire. L'armée était tiraillée entre les aspects contradictoires de sa mission:
— Protéger les amis de la France.
— Garder le contact avec la population pour gagner la confiance des neutres.
— Maîtriser les unités régulières qui sortaient irrésistiblement d’un peuple en armes.
— Détruire inexorablement l'O.P.A. l'organisation politique et administrative du F.L.N, qui s’acharnaït à nous supplanter et à prendre en main la population.
Suivant leurs options profondes, leurs expériences passées, leur tempérament, les différents chefs qui commandaient en Algérie mettaient l'accent sur l’un ou l’autre de ces aspects, quitte souvent à négliger ou même à nier totalement les autres.
Suivant leurs qualités personnelles d'hommes, les cadres entreprenaient avec une admirable abnégation des tâches ingrates de scolarisation, d'actions sanitaires, de remise sur pied de l'administration municipale. Ou bien, au contraire, indifférents et souvent même complices, ils laissaient leurs troupes s’abandonner aux pires excès d’une violence aveugle et stupide.
Des divisions dangereuses s’amorçaient au sein même de l’armée. Les troupes dites d’élite, employées à la destruction des bandes rebelles à coups de bombardements d'artillerie ou d’aviation, parfois au napalm, affichaient peu d'estime pour les troupes de secteur et en Saluaient occasionnellement et du bout des doigts les officiers.
Devenu impuissant à endiguer ce torrent d’aberrations, le commandement restait silencieux et n’exerçait pratiquement aucun contrôle. Les plus hautes autorités civiles et militaires étaient désorientées par les contradictions et les tergiversations d’un gouvernement incapable de mettre le pays devant la réalité.
En fait, la plupart des hommes politiques étaient conscients que cette situation exigeait des choix fondamentaux. Mais plutôt que de prendre des décisions sans équivoque, de résister aux pressions de toutes sortes qui s’exerçaient en Algérie et en métropole, les dirigeants s'installaient avec fatalisme dans une guerre chimérique qui allait ébranler l’âme même de l’armée et de la nation.
Noyés dans une communauté européenne survoltée, quelques Français de métropole et d'Algérie s’acharnaient à maintenir les liens qu'ils avaient naguère créés avec la population musulmane, spécialement dans les mouvements de jeunesse. Ils m'expliquaient leur combat ingrat et difficile: lutter contre le mépris n’est pas chose aisée. Et le mépris était devenu la manière de justifier la colonisation.
Nier l’autre communauté, la repousser dans le mépris, c'était bien l'obsession de la communauté française aux abois, qui ne voulait plus voir d'autre solution que la violence. Et ceux qui entendaient préserver des relations d'êtres humains, on les approuvait, mais tout en leur affirmant avec de plus en plus de force qu’en Algérie le problème était «très particulier» et qu'il ne fallait surtout pas se «laisser aller» avec les «Arabes» sous peine d’être rapidement débordés.
Certains, dont le chef de file était Monseigneur Duval, ne renonçaient pas à l’entreprise difficile de donner son sens à l'Evangile dans une situation aussi tendue. Comment oublier l’admirable figure de Père Scotto, respecté de tout Bab-el-Oued ?
Pourtant ils soutenaient leurs efforts coûte que coûte. Par la suite, beaucoup d’entre eux furent emprisonnés, torturés.. Pierre Poppie et Mouloud Feraoun furent assassinés, d’autres furent exilés. Tous vécurent la guerre dans l’angoisse. Avec les leaders des Scouts de France, de l'association des Etudiants Catholiques d'Alger, des Scouts Musulmans Algériens, ils avaient créé, quelques années plus tôt, l'Association des Jeunes Algériens pour l'Action Sociale, qui avait donné naissance aux «Centres Sociaux», considérés maintenant comme dangereux et suspects. Parallèlement, beaucoup d’entre eux collaboraient à la revue Conscience Maghrébine, dirigée par le professeur Mandouze, plus tard tourné en dérision et qualifié de «Cher Professeur».
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